« Il est urgent d’inclure les femmes en situation de handicap dans tous les combats féministes »

Alors que quatre femmes en situation de handicap sur cinq sont victimes de violences, elles restent peu représentées dans les combats féministes, constate dans une tribune au « Monde » la directrice de Droit Pluriel Anne-Sarah Kertudo. Elle appelle les militantes féministes à leur donner la visibilité que la société leur refuse.

Cette lettre est un appel à l’aide. Viols, harcèlements, coups, féminicides : quatre femmes en situation de handicap sur cinq sont victimes de violences. C’est ce qu’a dénoncé le rapport de la commission du droit des femmes du Sénat en 2019. C’est aussi ce que constate la permanence juridique de l’association Droit Pluriel, la seule accessible à toutes les situations de handicap, qui répond aux appels au secours de ces femmes sourdes, aveugles, paraplégiques, bipolaires, etc.

Qui parle d’elles ? Qui s’en soucie ? Les policiers leur demandent de mimer le viol subi faute d’interprète en langue des signes, ils les orientent vers des psychologues et refusent de prendre leurs plaintes. Si les femmes en fauteuil commencent à pouvoir accéder aux salles d’audience, les tribunaux n’anticipent toujours pas l’existence de ces justiciables qui ont besoin d’aménagements : la transcription écrite simultanée, les repères au sol, le braille, l’éclairage modulable, etc. Cette absence d’accessibilité, ajoutée au manque de formation des professionnels du droit, empêche ces milliers de femmes de se défendre.

Militantes de l’égalité, sœurs de lutte, vous que le handicap n’empêche pas aujourd’hui de vous faire entendre, vous avez le pouvoir de faire changer cela. Il serait trop facile d’incriminer seulement les forces de l’ordre ou les directions administratives. Certes, la police et la justice ont oublié les femmes en situation de handicap, mais, en réalité, c’est la société tout entière qui les a effacées.

Qui peut citer le nom d’une femme handicapée connue ? En voyez-vous dans le monde politique, dans les médias ? En croisez-vous dans le cinéma, la littérature ? Partout, nous avons été gommées ou mises à l’écart. C’est comme si nous n’existions pas. Savez-vous pourquoi ? Parce que nous ne correspondons à aucun des stéréotypes qui définissent les femmes dans les regards masculins. Parce que nous n’avons pas notre place dans le « grand marché de la bonne meuf », pour reprendre les mots de Virginie Despentes : le handicap reste encore associé à la monstruosité.

Parce que nous ne pouvons pas être envisagées en assistantes multitâches, idéal masculin : on nous imagine alitées, médicalisées et totalement dépendantes. Les rôles socialement valorisés nous sont pareillement refusés. On ne nous conçoit pas mères. Lorsque nous enfantons, on nous le reproche même, venant de nous, cette décision serait égoïste et irresponsable. Enfin, personne n’envisage la working girl pointant à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH).

Puisque nous ne nous soumettons à aucune assignation et que nous n’entrons dans aucune case, nous avons été invisibilisées. Nous n’avons pas notre place au sein du genre féminin. Le validisme ne reconnaît pas à nos corps la possibilité d’une appartenance sexuée. Un autre genre nous a été imposé, un genre indifférencié : la « personne handicapée ».

Petite illustration : lorsqu’on m’accompagne aux toilettes, on me guide systématiquement vers la porte au logo du personnage en fauteuil roulant. Aveugle, je marche à tâtons et me perds dans cet immense endroit. Le handicap prime donc sur mon genre jusqu’à l’absurdité.

Ce choix d’une société qui nous traite à part fait oublier que femmes et en situation handicap, nous sommes doublement exposées aux violences et aux discriminations. Les remises en question du patriarcat développées notamment ces dernières années, grâce aux luttes féministes, ont omis les femmes en situation de handicap. Nous sommes également exclues des informations directement liées à notre corps.

La contraception, les MST, la lutte contre les violences ? Cela ne nous intéresse pas, semble-t-il : aucune campagne n’a jamais montré une femme avec une canne blanche, un fauteuil roulant ou un appareil auditif. On nous cache. Le message est fort : nous ne sommes pas femmes, mais peut-être faisons-nous un peu honte aux autres, qui ne voudraient pas s’afficher avec nous ?

Ces lignes sont un appel à la sororité. Il est urgent de nous ouvrir grandes les portes du genre féminin, de nous inclure dans tous les combats, de piétiner la honte. Parlez de nous dans vos ouvrages, mentionnez-nous dans vos prises de parole, invitez-nous lors de vos interventions publiques. Nous nous reconnaissons en vous, nous avons besoin que vous affirmiez haut et fort que vous vous reconnaissez en nous. Pour paraphraser le poète René Char (1907-1988), « à nous regarder, ils s’habitueront ».

 

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