« Un jour, j’ai fait ma révolution »

Pendant un mois, découvrez 15 portraits de femmes en situation de handicap ou liées à ce dernier. Changer le monde c’est aussi se changer soi-même.

Julie Le Noble

Julie, 25 ans

Sourde de naissance, je m’exprime oralement, je parle la langue des signes (LSF) et j’utilise aussi le langage parlé complété (LPC). J’ai terminé mon master l’année dernière et je suis à la recherche d’un nouvel emploi. Mon précédent travail s’est un peu mal terminé ; je ne me sentais pas légitime ni crédible de demander l’aménagement de mon poste de travail alors que mon handicap est invisible.

J’ai vécu plusieurs révolutions. La première, c’était au moment d’un pèlerinage en terre sainte. C’est à cette occasion que j’ai accepté ma surdité, mes limites mais aussi mes forces comme le prouve l’obtention de mon diplôme de droit. Ma seconde révolution a eu lieu lors de ma rencontre avec mon époux, sourd profond lui aussi. Avec lui, j’ai senti que je m’acceptais totalement. Maintenant, j’ose sortir dans la rue sans mes appareils auditifs, cela me soulage. Je n’entends pas le bruit des voitures et je me sens beaucoup moins stressée. Les médecins veulent d’ailleurs m’opérer pour me mettre un deuxième implant cochléaire et je n’en veux pas : je ne souhaite pas être entendante et souhaite préserver mon identité de sourde et d’appartenance à la culture sourde.

Ainsi, depuis que je me vis entièrement comme sourde, j’accepte moins les difficultés imposées par la société. La dernière fois que nous sommes allés à la banque avec mon époux, nous avons demandé à celle-ci de prendre en charge les frais d’interprète en langue des signes pour faciliter nos démarches bancaires. Notre demande a bien évidemment été rejetée. De plus, lors du rendez-vous, malgré les deux mètres qui nous séparaient, la vitre en plexiglas et les masques que mon mari et moi portions, la conseillère a refusé de retirer son masque pour qu’on puisse lire sur ses lèvres. Alors qu’elle voulait nous renvoyer chez nous puisque la communication était impossible, elle a fini par parler à son téléphone qui effectuait la retranscription écrite de ses propos. J’ai trouvé cela révoltant. Finalement, nous avons écrit au directeur de l’agence pour dénoncer cet accueil déplorable et nous espérons qu’il honorera notre demande d’une prise en charge financière de l’interprète LSF.

J’aimerais qu’il y ait une autre révolution, celle de l’inscription de la LSF dans la Constitution : ce qui permettrait aux sourds de ne plus avoir à s’excuser de leurs demandes et des leurs besoins. Après tout, la langue des signes est aux sourds français, ce que la langue orale française est aux entendants français.

Aprile

Aprile, 23 ans

J’ai 23 ans et pourtant j’ai l’impression d’être un peu vieille, après toutes ces années d’errance avant le diagnostic de ma maladie : j’alternais entre des phases intenses de dépression avec des crises de paranoïa et des phases d’hypomanie, synonymes d’excès et d’abus en tout genre. Je suis partie du lycée, j’ai tenté différentes licences, sans vraiment en venir à bout. J’en ai eu marre, j’ai enchaîné les petits boulots. Je me suis soignée, mais c’était assez difficile, j’avais l’impression d’être un cobaye avant de trouver le médicament adapté : le lithium. Le lithium m’a permis de me sentir à nouveau « normale », les pieds sur terre, j’ai des variations de l’humeur, mais ce n’est pas aussi fort que lorsque j’avais mes crises de dépression.

Depuis toujours, ma révolution c’est l’écriture. J’ai toujours écrit, mais le problème c’est quand on est bipolaire, mes discours sont un peu décousus, un peu fous, sans queue ni tête. Pourtant, écrire m’a permis de mettre des mots sur mon mal-être, le comprendre, et plus tard l’assumer. Avec le lithium, j’ai senti que mes idées devenaient plus claires, qu’elles avaient du sens et que je ne voulais pas garder mes écrits pour moi. J’ai commencé à rédiger un recueil de lettres dans lesquelles je parle avec ma maladie : « Lettres à la chose » et un recueil de nouvelles sur les femmes dites « ordinaires » que j’aimerais publier.

Finalement, j’ai l’impression que c’est les autres qui mettent des tabous sur mon handicap. J’ai repris des études d’assistante sociale où j’exerce en tant qu’apprentie à la Maison Des Solidarités. Je suis obligée de cacher ma bipolarité, surtout quand je vois des patients qui sont suivis à l’hôpital psychiatrique et que je constate que mes collègues les prennent pour des fous. Pourtant, moi aussi, je suis suivie par un hôpital psychiatrique, mais pourquoi s’en cacher ? J’aimerais que les mentalités changent autour des maladies psychiques pour qu’on arrête d’en avoir peur.

Maikee

Maiike, 41 ans

Je suis néerlandaise, mais j’ai grandi en France. À 27 ans, j’ai eu un handicap qui n’a pas de nom. Depuis, mon centre nerveux sensitif situé à gauche a des nanolésions, ce qui provoque des douleurs intenses dans la partie droite de mon corps ainsi qu’une hypersensibilité de la peau, malgré la forte médication.     

À 27 ans, on se sent un peu immortel, on se dit que les maladies n’arrivent qu’aux autres et puis du jour au lendemain, on se retrouve à mettre tous ses projets à la poubelle. Après la nouvelle, j’ai dû apprendre à vivre différemment et à accepter cette « nouvelle moi ». Je suis une battante et accompagnée de mon mari et de ma famille, je n’ai pas baissé les bras. À cette époque, mon frère et sa compagne m’ont proposé d’être la marraine de leur fille, ce qui m’a aidé à combattre la douleur et la dépression.     

Puis, je me suis transformée pour me construire une autre vie dont je suis heureuse aujourd’hui. J’ai repris des études, j’ai déménagé dans le sud et je suis revenue dans le monde du travail. J’ai réinventé mon emploi autour du mon canapé, j’ai lancé mon activité en tant que consultante en stratégie en communication digitale. Le fait de bosser à mon compte m’empêche de culpabiliser quand je vais mal et je m’affirme en tant que travailleuse handicapée. D’une certaine façon, j’ai le sentiment d’être en révolution permanente : je renais sans arrêt.

Yophine

Yophine, 21 ans

Je suis étudiante en communication en Belgique. J’ai un handicap moteur de naissance lié au fait d’être née prématurément : les cellules qui me permettent de marcher ne fonctionnent pas.

Ma révolution, c’est la mode. Depuis mes 13 ans, j’en suis passionnée : je dessine des croquis et j’ai commencé le mannequinat à mes 17 ans avec le soutien de mes parents. Maintenant, je travaille pour des photographes, je fais des défilés et je pose aussi pour un magazine en Belgique.

La mode, c’est aussi un monde cruel : j’ai postulé à divers magazines pour des photos et la plupart m’ont recalé. Vogue Paris parlait du « top model de demain », je me suis dit qu’ils cherchaient peut-être quelqu’un de différent, qu’ils étaient ouverts à la diversité : je m’étais trompée. Ces refus sont parfois très violents pour moi, j’ai l’impression d’être invisible comme si je n’avais pas le corps adapté. Comme les magazines de mode, les endroits non accessibles sans ascenseurs me confrontent aussi à des refus. Pourtant, à force d’entendre des « non », je me suis forgé un caractère et je vis ma passion. J’ai compris qu’il fallait se battre pour avoir les choses qu’on voulait.

Je suis fière du parcours que j’ai réalisé jusqu’à présent, et je peux dire que j’aime mon corps. « Valide », « non-valide », toutes les différences sont belles ! Je ne dis pas que je suis une grande militante, mais en tant que personne à mobilité réduite, j’ai envie de faire entendre ma voix. Je réalise des podcasts où je parle de diversité, d’empowerment, de mode, de lifestyle, car je suis capable de faire beaucoup de choses toute seule, et je n’ai pas envie qu’on me réduise seulement à mon fauteuil !

Sarah

Sarah, 30 ans

J’ai découvert que j’avais le syndrome d’Usher à 25 ans, cela veut dire que je suis malentendante et que je perds progressivement la vue. J’ai vite rebondi, je parle la langue des signes et j’ai plein d’amis sourds. Je me suis rendu compte que je n’étais pas seule, que d’autres avaient ce syndrome et qu’il était possible d’avoir une vie affective. Je viens d’une famille algérienne où la surdité est héréditaire sans pour autant que mes parents parlent la langue des signes. De plus, dans notre culture, le handicap est perçu positivement comme une épreuve imposée par Dieu pour éprouver sa foi.

J’ai vécu plusieurs révolutions. Au quotidien, je suis monitrice éducatrice et je suis actuellement en République Tchèque pour accompagner des personnes avec des variations intellectuelles. Ces expériences à l’étranger me permettent de tester mes capacités d’adaptation : je me sens alors plus résiliente. J’ai traversé des d’épreuves qui m’ont donné beaucoup de force avant de rencontrer mon premier amour avec laquelle je suis descendue à Toulouse.

Enfin, ma révolution actuelle prend forme dans mon discours militant. Je vois beaucoup de discriminations autour de moi et je prends conscience du validisme. Je ne le vis pas au quotidien ; je parle bien, je suis polie, j’ai le sens de l’humour et j’ai des capacités d’adaptation, mais je le fais pour les autres. J’essaie de faire la révolution autour de moi, de faire des vidéos pour rigoler, pour relativiser, pour informer et sensibiliser.

Marion

Marion, 38 ans

Je suis non-voyante, j’ai perdu la vue subitement à l’âge de 23 ans. Avant cela, j’ai grandi très loin des questions de handicap. Après des années compliquées où j’étais embarquée dans les études, j’ai fait une pause pour ensuite reprendre l’université avec un master en sociologie du handicap.

À 30 ans, j’ai eu un enfant. Le fait d’être maman et aveugle, c’est une révolution qui vous fait expérimenter des relations sociales parfois admiratives, mais aussi désagréables. J’ai changé de paradigme : j’ai dû m’occuper de ma fille tout en gardant en tête que j’étais aussi dépendante moi-même.

Par la suite, j’ai obtenu un financement pour un sujet de doctorat, traitant de la parentalité dans le handicap. Cette thèse me permet de traduire ce que je vis de manière intime dans un champ scientifique dans lequel les travaux sur la question sont rares. Dans le cadre de ma recherche, j’ai interrogé 50 personnes qui pouvaient vivre les mêmes situations que moi, mais aussi d’autres, très différentes. Ce que je veux, c’est rendre visible la diversité des expériences vécues par les parents aveugles : c’est ça ma révolution.

Je suis devenue plus conciliante, plus confiante avec moi-même. J’ai un regard plus serein vis-à-vis de ma situation. Je fais mille trucs à la fois, je fais du sport, je suis maman, je fais une thèse, on pourrait me dire que je suis une superwoman. Pourtant j’ai appris à dire que j’ai aussi des limites et que s’assumer comme femme handicapée, parfois dépendante, c’est aussi une forme d’autonomie.

Annabelle

Annabelle, 54 ans

Je suis d’origine vietnamienne, je suis arrivée en France en tant que réfugiée à l’âge de 10 ans. J’ai fait des études supérieures que j’ai vite arrêtées puisque je me suis mariée tôt et j’ai eu 4 enfants. Ma maladie s’est déclarée en 2004, j’ai ce qu’on appelle des troubles bipolaires sur une personnalité borderline. Au-delà de l’hypersensibilité et la difficulté à gérer mes émotions : je vis des phases d’euphorie et des longues dépressions, entraînant une perte de confiance en soi et une incapacité à me fier à mes propres ressentis. Dans mon cas, cela a été très difficile à accepter, le diagnostic a été long, ce qui est récurent pour les maladies psychiques.  

Le déclic est venu après avoir donné mon accord pour le traitement : il faut accepter d’avoir un traitement à vie sans porter de jugement dessus. J’ai été éduquée dans des cultures et sociétés patriarcales où la colère n’est pas une émotion acceptable et où les femmes ne sont pas vraiment encouragées à s’exprimer. J’ai passé une bonne partie de ma vie à ne pas être moi-même, à ne pas savoir où était ma place.  Je ne me sentais pas en droit d’exprimer ma colère, elle me consumait. J’étais en tension permanente. 

Cette maladie m’a permis de me découvrir. Après tant d’années à intérioriser mes émotions, j’ai pris conscience des effets négatifs de ma colère et cela m’a soulagé immédiatement. Je prends les choses plus sereinement, je ne pars plus au quart de tour comme avant et mes réactions émotionnelles sont plus tempérées. Ma maladie m’a permis de faire ma révolution, de découvrir qui je suis et comment maîtriser mon tempérament volcanique. J’ai pris conscience de mes propres biais cognitifs et comment travailler dessus : il y a une différence entre une indignation juste, justifiée, porteuse d’actions positives et une colère qui éteint les lumières de l’esprit.

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Armony, 39 ans

Je suis entrepreneuse et consultante en accessibilité numérique. J’ai un handicap invisible, lié à une maladie rare : le syndrome Ehlers-Danlos. Au quotidien, cela se traduit par des douleurs chroniques, des luxations aux articulations, des difficultés pour marcher, une fatigue chronique et de fortes chutes de tension. Les médecins ont mis 23 ans avant de trouver un diagnostic. Pendant longtemps, j’ai pensé que c’était conjoncturel : « je me suis cassé un truc, mais je vais guérir ».     

Puis, on m’a dit que je ne guérirai pas, que j’avais une maladie : j’ai dû réorganiser mon plan de vie et je me suis mise à mon compte. Ma révolution a eu lieu lorsque j’ai accepté cette réalité. J’ai suivi ce long chemin de l’acceptation avec un défi nouveau : celui d’être maman. J’essayais de faire plaisir à ma fille, d’aller dans des parcs d’attractions, au musée, au cinéma, les journées sont longues quand on est en béquilles et qu’on a mal ; de nombreuses sorties étaient impossibles. Un jour, j’ai voulu mettre un terme à toute cette fatigue inutile. J’ai accepté la carte de priorité et le statut de personne handicapée qui va avec. La carte priorité, alias carte VIP pour ma fille, me permet d’éviter les files d’attente et de retrouver de la liberté. J’ai également appris à me déplacer en fauteuil roulant.    

Maintenant, je le dis ouvertement : « je suis handicapée » et je peux plus facilement vivre ma vie comme je l’entends. En travaillant sur l’accessibilité au niveau européen, je me rends compte à quel point la France est en retard. On est comme on est, c’est à la société de s’adapter à tous les humains. Revendiquer mon handicap m’a rendue plus forte, et en tant que militante, cela me permet aussi de libérer la parole sur le sujet.

Photo Cécile

Cécile, 50 ans

Je suis née malentendante avec une surdité sévère à profonde, mais j’ai une belle courbe de récupération avec les appareils auditifs (vive la technologie !). Après un long combat, j’ai obtenu mon diplôme de psychologue clinicienne. Le moteur de ma vie se trouve dans la spiritualité et j’ai tendance à penser que rien n’est dû au hasard, ce qui m’a toujours poussé à accepter qui je suis.

Ma vie n’a pas été un long fleuve tranquille : j’ai eu aussi un handicap psychique avec beaucoup d’angoisses. Ma première révolution a été lorsque je suis partie de chez mes parents à 16 ans pour aller dans une école pour malentendants, c’est à ce moment où j’ai pu me faire des amis et sortir de l’anorexie. En effet, mon père a eu beaucoup de difficultés à accepter mon handicap et ma personnalité un peu atypique. Je n’acceptais pas de rentrer dans un moule éducatif. Ainsi, cette coupure familiale a été très salutaire. À 21 ans, j’ai pris une chambre universitaire, je bossais à mi-temps à côté de mes études : je voulais être comme tout le monde. Ensuite, j’ai travaillé dans un centre médico-social pour enfants polyhandicapés pendant 17 ans.

Il y a un an, j’ai fait un burn-out, j’ai dû m’arrêter. J’ai en profité pour m’occuper de moi-même. J’ai ouvert mon cœur dans un livre que je suis en train d’écrire qui raconte mon parcours. Il a pour vocation de rassurer les parents d’enfants handicapés. Je propose de sortir d’une compréhension médicale, psychiatrique et rééducative du handicap, cette vision rigide imposée par les institutions. J’aimerais proposer une grille de lecture différente tournée vers une psychologie libératrice, non culpabilisante et une spiritualité qui ouvre les portes d’une grande liberté intérieure. Je me sens proche de ces enfants, ados, qui se sentent enfermés, emprisonnés dans un corps et un mental qui ne leur permettent pas de s’exprimer avec un langage verbal commun. Ma révolution a été cela : réaliser que toute ma vie tournait autour du handicap et que tout avait du sens. J’ai aussi une chaîne YouTube de sophrologie et handicap, et je propose des entretiens d’accompagnements sur Skype : c’est ma façon de contribuer à des êtres plus heureux et éclairés vers un monde meilleur.

Photo Marianne

© Lynn Vanwonterghem

Marianne, 31 ans

Episode 1 : l'Ecole

Je ne me sens pas mal de dire que je suis une personne handicapée. J’ai été amputée des 8 doigts et des orteils suite à une erreur médicale survenue quand j’étais bébé en République Démocratique du Congo, mon pays de naissance, car j’ai été adoptée à 4 ans et demi par un couple belgo/rwandais. À 24ans et 27 ans, les médecins m’ont diagnostiqué deux maladies auto-immunes, des maladies qui rendent mon système immunitaire défaillant, ce qui a des incidences sur ma vie quotidienne. Je n’ai pas de soucis avec tout cela et j’en suis fière, cela fait partie de moi. Je ne me sens pas pour autant moins intéressante ou moins humaine. De formation, je suis styliste, modéliste et artiste peintre. 

Si on me demande quelle a été ma révolution, je dirais qu’elle est venue de mon rapport à l’école. Le système scolaire belge a été traumatisant pour moi et je ne pouvais pas le dire, car j’en aurais été exclue. Alors qu’on voulait m’envoyer en école spécialisée, j’ai toujours voulu être diplômée pour mettre le plus de chance de mon côté. Pour moi, l’école était synonyme de harcèlement, de solitude imposée, car mon corps dérangeait : les élèves qui ne voulaient pas me tenir la main dans le rang de peur d’être contaminé par mes mains (non contagieuses), et les professeurs qui me trouvaient trop lente et inadaptée. Cette violence scolaire a créé une honte d’être moi-même, car rejetée et moquée. Mon premier bouclier a été mes sœurs qui me défendaient dans la cour de l’école puis elles sont parties. Le départ de mes sœurs et le décès de mon papa à 9 ans et demi m’ont poussé à être moi-même. J’ai décidé de me défendre, d’arrêter de tirer sur mes manches pour cacher mes mains.  J’ai commencé à vivre dans l’espace public en m’habillant coloré, en parlant fort si on m’insulte, j’ai arrêté d’être coupable d’être là. 

Après le bac, je suis rentrée une haute école supérieure et j’ai eu mon diplôme en stylisme et modélisme. J’ai également étudié deux ans à l’Académie des Beaux-Arts de Liège en Peinture, ce qui m’a permis pour la première fois de baigner dans une atmosphère plus consciente des différences. J’ai eu de bonnes notes pendant toute ma scolarité, je méritais ma place. Je ne m’attendais donc pas à que cette animosité se transpose dans ma vie professionnelle. Je pensais qu’après l’école, j’allais être tranquille, mais j’ai vite déchanté lors de ma recherche de stage. Lors d’un entretien, une créatrice s’est essuyée la main après m’avoir salué et ce geste « courtois » a été accompagné par une grimace. À force de refus, j’ai dû quémander une attestation à la directrice d’école qui stipulait que j’étais compétente, que j’avais validé mes deux années de mode sans favoritisme et qu’évidemment je savais coudre et que mes créations étaient faites par mes mains.  Pour eux, c’est impossible d’être une styliste compétente avec deux pouces.  J’ai alors décidé de me lancer en solo pour le bien de ma santé mentale, car c’est épuisant de se sentir constamment vue comme une « arnaque ». J’ai préféré créer mon job, avec mon nom d’artiste « deux pouces » plutôt que de perdre du temps à détruire les préjugés qui m’entourent…  

 

Episode 2 : Mon corps politique

Mon parcours a donc évolué vers une révolution professionnelle « par non-choix ». Je suis devenue créatrice de vêtements, j’ai créé ma propre ma marque. Je voyais bien que mon profil était inadapté alors j’ai établi mes propres règles. Quoi que je fasse, je ne ferai jamais partie du « club » et de toute façon, je n’ai pas envie d’en faire partie. J’ai fait des défilés, des tenues de mariées, j’adore créer avec mes mains. 

Il y a 4 ans, après plusieurs années d’entrepreneuriat, j’ai été « forcée » à arrêter ma marque de vêtements à cause de mes maladies auto-immunes et la recherche de traitements.  Cette pause forcée, m’a donné envie de m’exprimer en tant que citoyenne.  Au départ, je réalisais des interviews sur les thématiques qui me tenaient à cœur : mars spéciale femmes, mai spécial mariage, etc. En 2017, j’ai décidé d’arrêter de parler des autres et j’ai commencé à écrire des articles plus engagés, voire militants, en parlant de mes expériences personnelles et professionnelles. C’est à ce moment-là que j’ai porté mon discours pour déconstruire les préjugés racistes, validités, sexistes, etc. Mes prises de position ne pouvaient pas se limiter à seul sujet, parce qu’au final lors que je sors de chez moi, j’ai des altercations multiples : je suis noire, je suis une femme, je suis handicapée, j’ai des convictions écologiques, on me dit souvent que je suis radicale. Je me suis dit que c’était intéressant de questionner ce melting-pot, comment mes différentes caractéristiques interagissent entre elles. Pourtant, je n’ai pas la prétention de représenter tous les noirs, toutes les femmes et toutes les personnes handicapées, mon message va au-delà du racisme, du féminisme, de l’écologie. Je n’ai pas envie d’être une sorte d’« ambassadrice des minorités » « d’angry black woman ». 

Avant je n’osais pas le dire, mais maintenant si, j’assume et j’aime mes mains. Dans les conférences que je donne, je les montre beaucoup, elles font partie de moi. Mon corps est politique, le simple fait d’être et d’exister dans l’espace public est politique. Où sont les personnes handicapées dans l’espace public ? Où sont ces corps qu’on ne voit pas ? C’est pour ça que je parle désormais en mon nom, sous le pseudo « Mulakozè », qui veut dire « merci » en rwandais, plus on s’exprime, plus on est visible et légitime à défendre ses droits.

Photo Maude

© Maude Vuillez

Maude, 22 ans

J’ai une surdité sévère depuis ma naissance et je porte des appareils auditifs depuis l’âge d’un an à peu près. Dans la vie de tous les jours, je me considère comme malentendante, j’arrive tout à fait à suivre, mais il y a des situations un peu plus compliquées que d’autres. Les environnements bruyants sont difficiles pour moi, notamment en soirée lorsqu’il y a beaucoup de personnes et de la musique. De plus, avec le Covid, les masques sont un obstacle permanent, car ils ne me permettent pas de lire sur les lèvres.     

Je suis sourde, mais plongée dans le monde des « entendants » avec ma famille, mes amis, mais aussi mes passions : l’audiovisuel et le cinéma. J’interview des artistes musicaux pour un webzine, je réalise des courts-métrages ou encore, je participe à des ateliers de théâtre… mes activités principales dépendent de mon audition. Sans mes appareils, je me sens totalement démunie. J’ai parfois l’impression de me mentir à moi-même, de chercher mon identité et de fuir cette surdité qui a pourtant une grande place dans ma vie.     

L’acceptation, c’est un processus lent qui est venu avec l’émergence des réseaux sociaux. Ils peuvent être très anxiogènes, mais on peut y trouver également des messages très positifs et bienveillants et s’identifier à d’autres personnes de temps en temps : ça fait du bien et ça permet de relativiser. D’ailleurs, depuis le confinement, j’ai des acouphènes et j’ai décidé de faire des autoportraits pour extérioriser cette souffrance ; de passer par l’art pour véhiculer un message qui me tient à coeur : j’ai reçu une vague de bienveillance. Ma révolution, je crois que je suis en plein dedans.

Meret

Meret, 23 ans

Episode 1 : Voyages révolutionnaires  

Je suis franco-allemande et étudiante aux Beaux Arts de Paris. J'ai également étudié les Sciences Sociales afin d'avoir une approche plus fine dans mon travail artistique. Mon « handicap » n’a pas vraiment de nom. J’ai eu différentes phases vis-à-vis de cette chose qui prend beaucoup de place dans ma vie, mais que personne n’arrive à nommer. J’ai une maladie chronique neurodégénérative multisystémique. Le système médical cherche toujours à nommer les choses, ce qui peut-être très contraignant et enfermant. Enfant, je voulais juste qu’on m’écoute sincèrement. Femme, je veux juste être prise en charge et respectée. Cette errance médicale associée au fait d’être sans cesse objectifiée et infantilisée empêche d’être comprise dans ses souffrances, ce qui peut être très violent.      

J’ai dû me débrouiller seule pour devenir alliée de mon corps et entreprendre un cheminement de conciliation avec moi-même. Voyager dans des pays où je ne parlais pas la langue a été très libérateur. J’ai pu réaliser mes projets, vivre, être, me déplacer, seule avec moyens et en accord avec mes capacités physiques. Je suis allée au Mexique à 18 ans pour réaliser un projet participatif intitulé « Nuestros dolores », où je demandais à des personnes volontaires et de tout horizon, d’extérioriser leurs douleurs afin de s’en défaire. Puis, à 19 ans, j’ai eu une bourse et j’ai traversé la Russie, la Mongolie, la Chine, jusqu'au Népal et en Inde, en prenant le Transsibérien, des bus, voitures, du stop, des trajets en motos. Traverser l’espace à l'échelle du corps, sans prendre d’avion, faire confiance aux gens qui m’entouraient, m’aidaient, me soignaient, a guéri ma confiance en la force et la résilience de mon corps. Au lieu d’aller à l’hôpital, je me suis laissée aux soins des personnes et cultures locales, avec des babouchkas herboristes en Sibérie, des chamans, des techniques médicales chinoises, des coutumes des nomades de Mongolie, de l’acupuncture, de la médecine sita et ayurvédique : je me faisais soigner au fin fond de contrées inconnues par des femmes bienveillantes avec lesquelles je ne pouvais communiquer que par des regards, sourires et croquis.    

C’était très inattendu, je trouve ça beau d’avoir pu rencontrer des personnes qui ont su lire dans ma maladie. Aujourd’hui, j’ai besoin d’aide médicale allopathique que je complémente avec d’autres pratiques. J’ai appris à vivre ma maladie « en conscience ». C’est comme quand je perds la vue : j’entends de manière plus fine, je sens les odeurs de manière augmentée, mes autres sens se restructurent. J’ai appris à compenser, m’adapter, méditer, danser, sans m’enfuir. J’ai appris à chercher mon équilibre à travers ce long chemin de l’acceptation...      

 

Episode 2 : Juste une fille normale

J’ai à la fois un handicap invisible et visible. Quand il est invisible, j’ai des paralysies des jambes et des bras donc je suis parfois en fauteuil, j’ai des pertes de vision, des crises, des problèmes digestifs liés à mon système immunitaire faible. Moi je suis habituée à tout ça contrairement aux autres. Je reste la même personne quand même et les regards extérieurs peuvent être très violents. J’ai un peu l’impression de basculer du côté du « corps monstre », on ne te voit plus en tant que personne désirée et désirante mais comme un objet. Quand il est invisible, je dois toujours me justifier, me définir par rapport à ce point faible.

Les chiffres le prouvent : les femmes sont plus victimes que les femmes « valides » des violences sexistes. J’ai mis du temps à comprendre aussi que je n’étais pas « coupable », mais « victime ». J’essaie de ne pas m’en vouloir de ce que je ne peux pas faire, et de laisser partir ce sentiment de dépendance extrêmement fataliste : je ne suis pas cette femme destructrice au coût affectif et organisationnel élevé, je ne suis pas seulement la « fille malade ».

J’ai pris beaucoup de temps à réaliser que c’était une maladie chronique, un handicap, une forme d’invalidité, qu’elle fait partie de ma vie, mais qu’elle ne me définit pas. C’est un gros pas pour avancer, une révolution pour faire la paix avec soi. Le regard extérieur nous voit soit comme des êtres misérables, soit comme des « surêtres », je ne veux pas être une « guerrière courageuse ». Le handicap renvoie à un truc tellement stéréotypé, on fait tout pour que tu restes chez toi à pleurer ou pour te rendre exceptionnel lorsque tu en sors. Non, je suis juste une femme normale qui fume parfois des cigarettes dans son fauteuil, qui perd parfois connaissance et qui en rigole juste après, qui essaie tant bien que mal d’assumer avec légèreté ses fragilités.

Photo Morgane

Morgane, 33 ans

Je suis handicapée depuis l’âge de 3 ans, suite à une opération du cœur qui s’est mal passée. Les médecins me donnaient 3 jours. J’ai dû tout réapprendre : me tenir assise, manger, me mettre debout, marcher. Aujourd’hui, je suis hémiplégique droite avec un mutisme, c’est-à-dire que j’ai une démarche un peu différente des autres et que je suis muette. Pourtant, j’habite au 4e étage sans ascenseur, je me débrouille pour toutes les situations de la vie quotidienne à part peut-être pour ouvrir le couvercle d’un bocal !

Être en situation de mutisme m’a obligée à développer de multiples stratagèmes : je signe avec le langage « Borel-Maisonny » que j’ai appris à l’école maternelle et qui est une méthode phonétique et gestuelle. Je me le suis approprié et je l’apprends à mon entourage. Sinon, j’utilise mon téléphone pour communiquer, comme j’ai utilisé le stylo auparavant. Vu que j’émets des sons, c’est comme si je parlais en signant et je ne dépasserai jamais le stade de la synthèse vocale parce que ce n’est pas ma voix.

Je suis passionnée de cinéma, de cuisine, j’aime être avec mes amis… Ma révolution c’est l’école de cinéma, j’ai senti que je n’étais plus « Morgane l’handicapée » mais que je me découvrais moi-même comme une personne à part entière. À partir de là, j’ai développé mon premier documentaire qui m’a pris 3 ans. Puis, il y a eu la rencontre de Maxime, mon copain depuis 6 ans et qui m’a fait rentrer dans son cercle d’amis. En tant que réalisatrice de documentaires, à défaut de ne pas avoir de voix propre, j’ai trouvé ma voie en rendant visible des histoires personnelles, des problématiques qui me tiennent à cœur.

Photo Karen

Karen, 45 ans

Je suis experte d’usage et expérientielle. Ce métier qui est en voie d’être reconnu permet de faire valoir une expertise de l’usage du soin et du droit en tant que personne concernée et une expertise expérientielle, c’est-à-dire l’expérience que l’on fait physiquement et psychiquement. J’exerce ce métier en tant que personne autiste. 

J’ai eu plusieurs révolutions intérieures. En tant que personne autiste, j’ai pris conscience de mon profil sensoriel différent et des besoins spécifiques qui en découlent il y a une dizaine d’années. Cette étape a été primordiale pour ma construction personnelle et pour « advenir au monde ». J’ai dû adapter mon centre d’intérêt spécifique pour intégrer une vie sociale. Cette étape est aussi essentielle, car le centre d’intérêt est source de satisfaction et de repos pour les personnes autistes. Puis, ma vie a pris un tournant lorsque ma fille a fait l’objet d’une information préoccupante en maternité. L’information préoccupante est un dispositif de protection de l’enfance qui alerte lorsqu’un enfant est en situation de « danger » ou susceptible de l’être et donne lieu à une enquête. La maternité a donc considéré que ma fille était en danger ou potentiellement en danger. Je me suis dès lors battue pour ma fille.   Ainsi, cette information préoccupante m’a menée à reprendre mes études. C’est ainsi que je prépare aujourd’hui un Diplôme de l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) dont le titre provisoire est « L’information préoccupante à l’aune d’une ethnologie de soi-même » en m’intéressant au cas spécifique des personnes autistes. D’ailleurs dans le cadre de cette recherche, au cours d’une enquête que j’ai menée auprès d’une centaine de personnes, il a été confirmé que les personnes autistes craignent de demander conseil ou même d’être accompagnées dans l’exercice de leur parentalité par peur d’être discriminées.  

Pour finir, ma dernière révolution, pas seulement intérieure a consisté à nous éloigner ma fille et moi du domicile familial dans le contexte d’une mise à l’abri. Cette dernière étape de mon émancipation me semble montrer au regard de mon parcours de femme puis en tant que mère à quel point notre société tend à reproduire des schémas de violences subies en contexte familial au niveau institutionnel.

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Floriane, 30 ans

Quand on est une femme et en fauteuil roulant, on cumule un peu les handicaps, surtout pour trouver du boulot. J’ai été responsable de communication dans des start-ups au qui œuvrent pour améliorer la mobilité des personnes handicapées. Puis, avec la crise sanitaire, mes lourds traitements, le manque d’offres dans ma ville, j’ai du arrêté ma période d’essai à Dijon, car les allers et retours en train me fatiguaient.  Avec le manque d’offres d’emploi sur Lyon, je suis actuellement au chômage. 

J’ai une malformation neurologique de naissance au niveau de la moelle épinière. J’ai marché jusqu’à l’âge de 6 ans puis j’ai été opéré trois fois. Après une erreur médicale, je ne peux plus relever les pieds. À 14 ans, j’ai eu un accident d’équitation handisport. Mes antécédents médicaux m’ont obligé à remarcher avec des béquilles. Petit à petit, et à la suite du diagnostic de ma maladie auto-immune (polyarthrite), je me suis rendu compte que je m’abîmais les bras à force de marcher avec des béquilles. Pourtant, je m’obstinais à les garder : j’imaginais ma vie en étant debout et pas autrement, il était hors de question que je prenne un fauteuil roulant.  

À l’âge de 25 ans, avec le soutien de mon entourage, j’ai commencé à utiliser mon fauteuil de manière pérenne. Je me suis rendu compte que j’étais plus autonome et que je préserverai mieux mes bras. Ma révolution a été de comprendre que même en fauteuil, je pouvais déménager seule sur Paris, chercher du boulot dans une autre ville, faire du sport et voyager. J’ai accepté ma nouvelle image, celle d’être en fauteuil, d’abord vis-à-vis des autres et via mon compte Instagram. J’essaie de montrer mon quotidien, ce qui est possible de faire, des astuces, la débrouille, des vidéos, la vie en couple. Puisque finalement, vivre en couple, que ce soit avec une personne en situation de handicap ou non, c’est toujours une histoire de compromis.

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